Quartier de Downtown

« Pistons, est-ce que vous saviez qu’il y a 2 398 cafés dans Downtown Seattle ? »

Le spectacle des lumières nocturnes de Seattle emplissait l’immense baie vitrée, qui courait du plancher au toit du
restaurant The Eye of the Needle. J’essayais de ne pas m’extasier devant la vue, ni aux yeux des autres clients ou des serveurs dans leurs beaux costumes noirs. Chacun de ces derniers représentait plus d’une année de loyer à mes yeux. Mes lentilles-caméra RA s’occupaient à prendre des photos afin que je puisse, à l’avenir, usurper quelques nouveaux visages si je voulais entrer de nouveau dans ce restaurant très select. M. Johnson se pencha par-dessus la table pour me servir un café avec une cafetière en argent. La tasse était faite d’une porcelaine blanche si fine et si parfaite qu’elle en était presque transparente. Je pris une petite gorgée polie... de l’or liquide ! Mes yeux ne bougèrent presque pas, mais un léger murmure d’appréciation s’était peut-être échappé malgré moi.

M. Johnson sourit. « Les grains sont hawaïens. Les cendres volcaniques, l’altitude, la pluie tropicale et le climat – tout en fait un endroit de prédilection pour cultiver du café. De petites récoltes, cela dit. Les cultivateurs les font eux-mêmes, et font griller ensuite les grains, tout à la main. Une seule livre de ce café s’arrache pour plus d’un millier de nuyens. »
« De l’or liquide », commentai-je. Mais je reposai la tasse, avec précaution.
« Exactement. Je ne vous ennuierai pas avec les détails, mais pour tout vous dire, j’ai un problème de café. Et on m’a laissé entendre que vous résolviez les problèmes. »
« Moyennant honoraires. »
« Bien entendu. » Il clôt le sujet de l’argent avec plus de nonchalance encore que je ne l’aurais imaginé. Mes honoraires ne devaient probablement pas signifier grand-chose pour quiconque pouvait obtenir une table dans le très luxueux Eye of the Needle. « J’ai appris qu’un de mes concurrents avait acquis une cargaison d’une variété particulièrement rare issue d’Amazonie. Des grains de la Fazenda Mantiqueira. J’aimerais que vous puissiez soit confirmer soit infirmer cette rumeur. Et si elle s’avérait, que vous arriviez à les empêcher de vendre le café. Je me moque de la manière dont vous vous y prendriez, je ne veux tout simplement pas qu’une seule tasse en soit vendue. »
« Et votre concurrent ? »
« Au Mayflower Park Hotel. Le restaurant Andaluca. »
Hochant la tête, je lançai une recherche rapide. Les infos concernant l’hôtel apparurent presque immédiatement
dans ma RA, du moins assez vite pour me permettre d’agir comme si je connaissais l’endroit. Bien au-delà de mon budget. Outre les données classiques, il y avait une demi-douzaine de commentaires postés sur ShadowSea qui arguaient que le lieu était tenu par des runners à la retraite. Bien, bien, ça s’annonçait marrant.
« J’en ai entendu parlé », lançai-je. « Je prends le job. » Je lui envoyai mes tarifs standards et mes préférences concernant le dépôt et le blocage des fonds et, une seconde plus tard, une seconde fenêtre RA apparut avec la confirmation que des fonds avaient été placés sur le compte bloqué.
« Je commencerai dès maintenant. » Je laissai M. Johnson à la table, à contempler la pyramide azzie, qui brillait d’un éclat rouge-sang ce soir-là, tout en sirotant son or liquide.

L’air nocturne était un brin friqué, le vent portait les odeurs du Sound. Une pub RA pour des taxis locaux brillait d’une lumière à néons verte, et je répondis à la suggestion. Le taxi, piloté à distance, arriva quelques minutes plus tard, peint en vert et blanc. Une fois à l’intérieur, je passai un appel rapide à mon contrebandier local préféré.
Sa gueule, plutôt laide, apparut aussitôt dans mon champ de vision. « Pistons, chérie ! »
« Sounder », fis-je, avant de remuer la tête pour marquer ma désapprobation. « S’il te plaît, dis-moi que les cheveux bleus ne sont que temporaires. »
« J’ai cru que tu t’étais barrée de Seattle, » répliqua l’orke.
« J’ai un job. Et j’espérais que tu avais peut-être entendu quelque chose. » Je lui donnai les détails, et non seulement elle confirma la rumeur, mais elle pouvait même me renseigner sur l’endroit où le café avait été stocké : dans une cache de contrebandiers, dans l’Underground, sous Pike Street Market. Je lui envoyai une prime pour l’info, couplée avec l’adresse d’un meilleur coiffeur.
À cette heure de la nuit, le marché était fermé. Il ouvrirait ses portes quelques heures plus tard, lorsque la pêche du matin serait débarquée. Il me fallut seulement quelques minutes pour hacker la caméra de sécurité et trouver la porte d’accès des contrebandiers. Trois trolls la gardaient, cherchant à paraître nonchalants. Je soupirai.
Il était temps de passer quelques coups de fils supplémentaires. Je n’étais pas inquiète, pourtant. Sachant que je me trouvais à Seattle, j’étais persuadée de pouvoir trouver une bande de runners prêts à tuer pour une tasse d’un café exceptionnel.